Interview
par Monique Saltet
Lorsque
j'ai ouvert pour la première fois un de vos albums - d'ailleurs,
vous dites "livre" et non "album" comme de tradition dans
la BD ! - j'ai été un peu surprise, désorientée devant un objet
qui m'a semblé hors-norme par rapport aux BD traditionnelles.
-c'est vrai, je n'emploie pas le mot album,
j'aime le mot " livre".
C'est pourquoi j'ai envie de démarrer
cet interview d'une façon peut-être un peu abrupte, mais certainement
pas désobligeante, croyez-le : comment vous situez-vous dans
le monde de la BD ?
- A ma place.
- Mais la question peut être, également: quelle place fait la
"bande dessinée" à une bande dessinée comme la mienne.
- J'aimerais que se soit les auteurs qui "inventent" " la bande
dessinée" et non les éditeurs, les journalistes ou le marché
de l'édition qui détermine ce qu'est ou doit être la bande dessinée.
Revenons au point de départ : après
l'école des Arts Déco à Strasbourg, vous avez fait de l'illustration,
puis êtes venu à la BD.
- Mon projet d'édition pour la sortie de
l'école des Arts Décoratifs était une bande dessinée "Lucie
je t'aime" parue aux éditions Futuropolis. Depuis le début l'envie
de faire de la bande dessinée était là.
Qu'est-ce qui vous a incité à prendre cette voie?
- L'enfant qui m'habite…?
- Une forme artistique qui permet d'échapper à certaines conventions
dans le monde artistique…?
- Très certainement un besoin de langage, de parole.
- Mais en fait je ne sais pas.
- Mais en fait j'ai beaucoup lu Tintin.
Avez-vous eu des influences, des modèles ?
- Tintin, et surtout le capitaine
Haddock!
- Pendant
la période des Arts Décoratifs j'ai découvert beaucoup d'auteurs
dans des disciplines artistiques très variées qui actuellement
continuent d'une certaine manière à influencer mon travail en
restant les fondations qui le soutiennent. Je pense par exemple
et au hasard à un film comme "Les trois couronnes du matelot"
de Raoul Ruiz, mais je pourrais citer beaucoup d'autres choses.
-En bande dessinée les auteurs des années 80 m'ont aidé à commencer,
Tardi, Munoz, Loustal…
- Mais, il y a eu vraiment beaucoup
de choses…Et cela continue, aujourd'hui…
J'ai pu lire quelque part que A KYOTO "se visite comme un livre
de peinture".
- J'aime l'ouverture de cette phrase.
Elle reste à un endroit de regard. Comme un haïku qui éveille
une infime partie du monde.
Il est vrai que le graphisme tient toujours une place prépondérante
dans vos œuvres.
- Le graphisme est du langage.
- Au-delà du contenu formel de mes images le langage plastique
est une couche narrative qui participe et se mélange aux autres
niveaux narratifs comme le texte ou la représentation dans l'image.
Dans mes récits plusieurs plans narratifs se déroulent simultanément.
Le plan (ou l'espace) graphique, ou l'espace plastique, a une
force d'immédiateté, de perception pour le lecteur, cela permet
souvent une économie: dans le texte, dans la représentation.
Comment travaillez-vous ?
- Comme je peux, comme ça vient, cela
n'est jamais facile et me demande toujours à se réinventer.
De refaire sans cesse le chemin. De ne pas savoir.
- Je prends et j'utilise tout ce qui peut m'aider à faire apparaître
une vision nouvelle, une vision que je ne peux imaginer.
- Actuellement, mes pages de bande dessinée sont construites
pour la partie découpage narratif sur l'ordinateur.
- J'aime et j'envisage le travail artistique comme une succession
d'interrogations, de perplexités, d'oublis et de choix.
Quelle(s) technique(s) utilisez-vous ?
- Pour le propos, par facilité, par
plaisir, par envie, par rapport à ma nature profonde, par besoin
d'une plus grande précision, pour plus de maîtrise pour les
accidents que telles ou telles techniques permettent je n'arrête
pas de changer en mélangeant les techniques.
- Encres, crayons, photos, photocopies, mes doigts, des jus de
toutes sortes, des papiers laids ou précieux, le scanneur de
mon ordinateur…etc.
- De livre en livre je découvre et explore d'autres possibles.
Il semble que vous tentiez le plus souvent d'explorer le noir
et le blanc. Est-ce pour vous le meilleur moyen de transcrire
l'émotion ?
- Je ne sais pas. J'aimerais bien ne
jamais m'arrêter, ne jamais exploiter une forme pour autre chose
qu'une aventure artistique. Actuellement la couleur me permet
d'être plus libre dans l'expression de ce que je veux dire.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples allant dans ce sens
? Et que dire de l'explosion de rouge pour un dessin naïf et
sauvage dans A KYOTO ?
- La scène de la naissance du Japon
commence par un dessin réaliste en couleur, je dessine l'horreur
d'Izanami (personnage mythologique du Japon) en décomposition,
grouillant de vers. Brutalement je change de langage avec un
dessin plus enfantin, plus expressif, et plus halluciné pour
exprimer et raconter le reste de l'histoire. Ce dessin plus
naïf et plus vif correspond davantage au ton que prend l'histoire.
Le Japon a souvent une drôlerie enfantine et crue dans ses histoires
tout en parlant avec une certaine grandiloquence. C'est le contenu,
la mise en scène de l'histoire, l'influence du Japon qui a déterminé
ce genre de choix.
Pour réaliser une BD, il faut aussi raconter une histoire (
je suppose ! )
- "Une histoire?" C'est très juste.
Comment fait-on pour définir, "une histoire?" Suivant les pays,
pauvre ou riche, les cultures, les ethnies, les climats, soi-même
… le sens du mot "une histoire" se déplace. Les critères qui
la définissent ne sont pas les mêmes… Un fait divers dans un
journal est "une histoire". L'arbre que j'ai vu grandir dans
mon jardin est "une histoire?" "Une histoire" a toujours à voir
avec une représentation du monde, non? Vous mettez le doigt
sur quelque chose qui de mon point de vue peut nourrir et inventer
profondément une œuvre si on requestionne "raconter une histoire".
Vous avez travaillé d'après des œuvres littéraires : une pièce
de théâtre de Jon Fosse, écrivain norvégien, une nouvelle de
Lionel Tran, un texte d'Henri Meschonnic. Sur quels critères
choisissez-vous ces œuvres ?
- Une sensibilité personnelle intimement
liée à l'instant (la période de ma vie)
Comment
naissent ensuite les adaptations littéraires ?
- Pour l'instant toujours différemment, je n'ai pas développé
de méthode. Je suis le scénario de l'histoire comme un repère,
un point d'appui et fait apparaître l'espace visuel de l'histoire.
- Les seules adaptations littéraires que j'ai faites sont "Marine
Drive" avec Dominique Blumensthil en 1995 où j'ai suivi respectueusement
le récit et l'esprit du livre. J'ai appris après cette expérience
qu'il ne fallait pas respecter l'œuvre et faire un travail de
réappropriation et de réinvention. Puis en 2002 "Quelqu'un va
venir"de Jon Fosse où la musicalité du texte (et le contenu
de l'histoire) a dirigé et imposer la couleur et le rythme des
images. Je pourrais dire que la musique du texte avec son contenu
a inventé les images.
- Les autres auteurs que vous citez ont inspiré et nourri mes
histoires personnelles.
L'illustration vient-elle en même temps ?
- Je ne sais pas. C'est du travail.
Un peu comme lorsque l'on fait la cuisine avec une recette écrite.
- L'adaptation d'un texte en image de bande dessinée induit une
réécriture ou une écriture et on ne peut plus parler d'illustration.
Au contact de ces œuvres, l'envie vous est-elle venue d'écrire
vous-même ?
- Non, le dessin me relie plus profondément
à moi-même. Je crois que ce que j'ai à dire d'essentiel, de
vital pour moi se glisse par et dans le geste du dessin et peut-être
après, dans son contenu.
Vous est-il arrivé de travailler sur commande ? Si oui, dans
quelles circonstances ? Qu'est-ce que cela change ?
- Oui. Beaucoup, mais cela reste très
difficile pour moi. Notamment pour garder une cohérence. J'en
arrive à penser, actuellement qu'il vaut mieux que j'accepte
des travaux très éloignés de ma façon d'envisager, de voir.
Je crois qu'il faut réserver une place particulière à ces deux
albums qui se répondent : KYOTO-BEZIERS et A KYOTO. Pouvez-vous
rappeler comment ils sont nés ?
- Avant d'être un livre, Kyôto-Béziers
est une correspondance avec mon ami Daniel Jeanneteau (lui il
écrivait des lettres du Japon moi je lui écrivais en forme de
bande dessinée de chez moi). Nos deux voyages sont devenus sans
préméditation Kyôto-Béziers, un livre édité. Après cela nous
avons décidé d'aller ensemble au Japon pour faire un livre.
Un pour de vrai…
Quel lien avez-vous actuellement avec le Japon ?
-Quelques amis, des vagues projets
de traductions de mes livres, rien de certain, un reportage
sur mon travail dans une revue.
Vous avez tout d'abord dépeint un voyage rêvé, puis une sorte
de carnet de voyage. Qu'en reste-t-il maintenant ?
- Une grande nostalgie, le souvenir
d'instant précieux et de grand secret.
- J'ai grandi un peu.
- L'envie de continuer à être nourri par cet ailleurs.
- Faire d'autres projets en lien avec le Japon.
Quels sont vos projets : des voyages géographiques? des voyages
intérieurs ? des adaptations ? d'autres directions encore ?
- Je viens de terminer mon prochain
livre: "Sans l'ombre d'un doute". Après le Japon, je suis allé
sur mon bureau qui est devenu le lieu géographique où se déroule
mon histoire. C'est un livre d'une approche plus autobiographique,
qui se promène dans le labyrinthe de l'identité. Je suis heureux
de ce voyage. Je ne sais pas ce que je vais faire demain.
De quels écrivains, vous sentez-vous actuellement le plus proche
?
- Tarjei Vesaas "La barque le soir",
"Les oiseaux"…
peintres,
- Je ne sais pas.
auteurs de BD
- Je ne sais pas.
Merci.
- Je vous remercie du regard que vous
avez porté sur mes livres et de l'attention que vous avez mise
dans vos questions qui m'ont aidé à continuer à me questionner
sur mon travail et ont contribué à tenter de formuler par écrit
une pensée que j'aimerais précise.
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