C’était un parc ou un jardin. Il était fermé par un portail ou une grille. C’était du
fer, c’était sûr. Devant la grille, il y avait une petite fille. Elle s’appelait Claire. Elle avait un oiseau sur son épaule. C’était son unique ami.
         Pas de chance ! Un coup de vent ou un geste brusque de la petite, et voilà l’oiseau
qui s’envole dans le parc. Aussitôt, Claire se précipite vers la grille pour le rattraper.
Mais une petite voix s’élève du côté de son cœur, qui lui dit :
         - N’y vas pas, petite insouciante ! Ta mère te l’a toujours défendu.
         - Mais l’oiseau est mon seul ami, répond Claire. Que vais-je devenir sans lui ? On ne
se sépare pas d’un ami comme ça.
         Et, n’écoutant qu’elle-même, elle pousse la grille pour entrer dans le parc.

         Mais au moment où elle pose le pied à l’intérieur, le portail se referme
violemment sur elle et la coupe en deux moitiés égales. Dehors, la partie qui ne voulait
pas entrer, dedans, la partie qui veut retrouver l’oiseau.
         Quand on n’est qu’une moitié de soi-même, on a deux fois moins de courage, et
deux fois plus de mal à avancer. Le parc paraît deux fois plus grand pour la moitié des
yeux de Claire, la route deux fois plus longue pour la moitié de ses jambes.

         Soudain, dans un tournant, elle tombe sur une vieille.
         - Où vas-tu, petite insouciante ? demande la vieille.
         - Chercher mon oiseau, répond Claire.
         - Qu’as-tu fait de ton autre moitié ?
         - Elle n’a pas voulu me suivre.
         - Si tu n’es qu’une moitié de toi-même, tu te perdras dans ce parc, dit la vieille.
Tiens, prends cette hache, coupe-moi en deux, choisis la moitié de moi qui te
plaira pour remplacer la moitié de toi qui te manque, jette l’autre aux orties, et je te
conduirai jusqu’à ton oiseau !
         Claire n’a rien le temps de dire que, déjà, haut la hache et la vieille coupée en
deux ! Et il y a moitié Claire, moitié la vieille, collées ensemble.

         Elles en ont fait de la route, toutes les deux ! Grace à la partie de vieille qui est en elle,
Claire connaît tous les chemins bons à prendre, toutes les eaux bonnes à boire, tous
les champignons bons à manger. Mais à cause de la partie de vieille qui est en elle, Claire
sent ses os devenir fragiles comme du petit bois, et sa respiration devenir aussi
aigrelette que le son d’un petit violon dans sa gorge. A chaque pas qu’elle fait, elle a peur
de tomber, et elle se sent vite fatiguée.
         Soudain, dans un tournant, elle tombe sur un loup. Ni une ni deux, Claire se met à
courir du plus vite qu’elle peut. Mais la partie de vieille qui est en elle a du mal à la
suivre, et retarde la partie de Claire qui veut s’enfuir. Le loup n’a aucune peine à la
rattraper. Il se jette sur elle, et dévore la moitié de la vieille qui était à la traîne.

         - Où vas-tu, petite insouciante ? demande le loup.
         - Chercher mon oiseau, répond Claire.
         - Qu’as-tu fait de ton autre moitié ?
         - Tu viens de la dévorer.
         - C’était une moitié trop vieille pour toi, dit le loup. La route était bien trop longue
pour elle. Tiens, prends cette hache, coupe-moi en deux, choisi la moitié de moi
qui te plaira pour remplacer la moitié de vieille qui te manque, jette l’autre aux
orties, et je te conduirai jusqu’à ton oiseau !
         Claire n’a rien le temps de dire que déjà, haut la hache et le loup coupé en deux !
Et il y a moitié Claire, moitié le loup, collés ensemble.

         Ils en ont fait de la route, tous les deux ! Grace à la partie loup qui est en elle,
Claire bondit sur les chemins, à travers les marais, à la gorge des biches. Elle hurle
de plaisir. La nuit est comme en plein jour, l’hiver comme en plein été. Mais à cause
de la partie loup qui est en elle, Claire est glacée d’effroi. Les poils du loup lui brûlent
la gorge et elle ne supporte plus cette odeur de viande crue qu’elle a dans la bouche.
         Soudain, dans un tournant, elle tombe sur un chasseur. Un coup de feu suffit à
abattre la partie cruelle du loup qui allait la dévorer toute entière.

         - Où vas-tu, petite insouciante ? demande le chasseur.
         - Chercher mon oiseau, répond Claire.
         - Qu’as-tu fait de ton autre moitié ?
         - Tu viens de la tuer.
         - C’était une moitié trop féroce pour toi, dit le chasseur. Il t’aurait toute mangée
avant d’arriver. Tiens, prends cette hache, coupe-moi en deux, choisi la moitié de
moi qui te plaira pour remplacer la moitié du loup qui te manque, jette l’autre aux
orties, et je te conduirai jusqu’à ton oiseau.
         Claire n’a rien le temps de dire que déjà, haut la hache, et le chasseur coupé en
deux. Et il y a moitié Claire, moitié le chasseur, collés ensemble.

         Ils en ont fait de la route, tous les deux ! Claire se sent maintenant bien à l’abri,
contre cette grande falaise d’homme. Il en connaît des histoires de guerriers, et c’est
comme s’ils allaient conquérir le monde. Il en connaît, des poèmes, et c’est comme s’ils
allaient main dans la main, pour une petite promenade dans les sous bois. Le cœur de
Claire est à moitié conquis quand ils arrivent enfin au pied de l’arbre où se trouve son
oiseau. Sitôt le bras tendu, sitôt en haut des branches.

         Mais au moment où Claire allait attraper son oiseau, la partie du chasseur qui est
en elle lui donne un petit coup de coude, et la voilà au bas de l’arbre, les mains vides.
         - Comme tu n’es qu’une moitié de toi-même, dit le chasseur, tu n’as droit qu’à la
moitié de son oiseau.
         Claire n’a rien le temps de dire que déjà, haut la hache, et l’oiseau coupé en deux !
Le chasseur en jette une moitié à Claire, et l’autre, il l’avale tout rond. Mais une plume de
l’oiseau qui ne veut pas entrer dans le corps du chasseur se plante dans sa gorge, et
soudain, il étouffe. Une violente quinte de toux le précipite au pied de l’arbre, mort.
Alors, Claire caresse la moitié de son oiseau restée intacte, et il y a moitié Claire, moitié
l’oiseau, collés ensemble.

         Ils en ont fait, de la route, tous les deux, en survolant le parc. On aurait dit le
passage d’un ange, si les anges avaient un corps. En un coup d’aile, les voilà à l’entrée.
Devant la grille, l’autre moitié de Claire s’est endormie. Doucement, Claire se joint à elle,
sans la réveiller, en conservant la moitié de l’oiseau contre son cœur.
         Elle est un tout petit peu plus grande.

Philippe Dorin